La collecte de données empiriques
Au cours de mes études, j’ai toujours eu un sentiment de culpabilité vis-à-vis de la collecte d’informations que nos professeurs nous demandaient d’effectuer. Je n’écrivais pas assez régulièrement sur mon carnet de recherche. Je faisais peu d’entretiens, et ceux-ci n’étaient jamais enregistrés par une tierce machine (comme un dictaphone ou une caméra). Les consignes de mes enseignants, sur ce qu’est un « bon anthropologue », me paraissaient alors comme de futiles obligations pour lesquelles, j’avais très envie de me soustraire. D’année en année, malgré tout, j’ai compris ma résistance face à ce que me proposaient (plus que m’imposaient) mes professeurs. Ma posture méthodologique me demandait d’être très impliqué sur mon terrain. De ce fait, la collecte de données n’était pas quelque chose qui me posait problème. Rédiger rigoureusement toutes mes observations, enregistrer tous mes entretiens (puis les retranscrire !) m’auraient demandé énormément de temps et d’énergie. Que je n’aurais pas pu consacrer à mon expérience empirique. Et puis, est-ce que tout cela aurait été vraiment utile ? Qu’aurais-je fais de tout le matériel collecté ? Comment aurais-je traité de façon qualitative tant d’éléments ? Et enfin, est-ce que ces éléments auraient vraiment servi mon enquête ? Aujourd’hui, je pense que non parce que je ne venais pas sur le terrain pour répondre à des questions que je m’étais préalablement posé, j’essayais de vivre une expérience qui, à terme, pourrait me permettre de me poser de nouvelles questions (ne venant pas simplement de mon envie de recherche mais d’un vécu empirique). De ce fait, les observations et les entretiens que je menais correspondaient donc pas tant à des questions de chercheur mais plus à des questions spontanées, relatives à l’instant, et portées par une curiosité personnelle, pas forcément passagère, mais en tout cas pas préméditée (à l’inverse d’un questionnaire ou une grille d’entretien que j’aurais pu préparer en amont). Écrire, enregistrer, ou retranscrire à l’aide d’un support mort et externe (comme l’écrit, l’image, l’audio, ou l’audiovisuel) tous ces échanges spontanées, toutes les interactions qu’on m’accorde sur le terrain, toutes les observations que je peux remarquer me demanderaient donc un travail non seulement titanesque, mais reposent sur un idéal inatteignable : transposer toute l’expérience vécue sur un média mort est quelque chose d’impossible. Dans toute retranscription du réel, il y a forcément des choix qui s’opèrent. D’abord parce que notre regard est subjectif (et que l’on ne voit pas tout du réel). Ensuite parce qu’il est impossible de reproduire ce que l’on observe à l’identique : il y a forcément une déformation du réel (c’est ce qu’explique Aristote et son principe de mimésis). Même les machines (dictaphone, appareil photo, caméra, etc.) ont leurs limites : elles ne sont jamais totalement neutres (elles sont toujours dirigées par quelqu’un, même si sa volonté est de rester le plus neutre/objectif possible), et elles ont aussi des capacités techniques précises (elles ne peuvent donc capter qu’une partie du réel). Face à cette possibilité, deux choix sont possibles. Accepter ces limites et faire au mieux, ou bien, au contraire accepter sa subjectivité, et construire son enquête autrement. Dans le premier cas, les données collectées bien que limités permettent de venir en soutien de sa propre expérience et permet d’avoir une autre grille de lecture de celle-ci (ce qui peut évidemment être très utile dans un processus d’objectivisation de sa recherche). Dans le second cas, cela nécessite de traiter ces données avec plus de conditionnelles : elles ne sont ni vrai, ni fausses, il s’agit d’impression, de ressentis, d’un matériel sensible qui n’est ni objectif, ni totalisant, mais au contraire vivant (et donc mouvant/dynamique). Dans mon cas, mon scepticisme quant au fait d’enregistrer formellement mon expérience de terrain était aussi lié à une posture méthodologique. Je ne voulais pas me servir des données empiriques comme preuve validant mon travail et mes analyses. Je voulais au contraire être dans cette science « sensible », qui traite et repose sur des données sensibles, qui servent davantage à alimenter une réflexion plutôt qu’à donner des résultats catégoriques. À l’inverse de certains chercheurs, j’avais aussi la chance de pouvoir mener une telle recherche : je n’étais pas un terrain lointain ou difficile d’accès. Mes interactions avec celui-ci étaient continues, et mon temps de présence avec ce dernier était long (plus long encore que le simple temps d’enquête). Les données que je collectais ne devaient pas être trop sacralisé (ce que j’aurais fait d’une certaine manière en les enregistrant et en les étudiants en objet à part en tiers, à posteriori, sans mon terrain) mais au contraire, être relativisée en fonction du moment, du contexte, de l’action qui lui avait donné naissance, etc. En d’autres termes, ces données devaient surtout me donner de la matière pour entreprendre un processus réflexif sur l’expérience vécue avec le terrain (ce qui est déjà quelque chose de très important) mais elles n’étaient pas censé donner plus de légitimité à mon travail. Plus qu’un principe fondamental (différenciant les bons des mauvais chercheurs), les données empiriques sont donc des outils. En fonction de son rapport au terrain (si celui-ci est facilement accessible ou non), en fonction de sa méthode (son envie d’imprégnation, la distance qu’il va mettre avec ces sujets, le temps qu’il va passer avec eux, etc.), l’anthropologue peut choisir plusieurs manières de collecter ces données : être dans un enregistrement très rigoureux, ou bien être plus souple. Dans mon cas (et même si là encore, on ne peut pas vraiment définir ses outils sans prendre en compte son terrain), je sais que j’aime ne pas avoir trop d’outils, d’être sur le terrain comme pourrait l’être un autre sujet, de prendre des notes, écrire des observations, et des réflexions personnelles sur mon carnet de recherche qu’à posteriori, d’utiliser davantage les entretiens informels que les entretiens formels, tout en restant assez longtemps imprégné sur ce terrain pour multiplier et complexifier ces notes/observations/réflexions/remarques écrites sur mon carnet. Mais encore une fois, il ne s’agit que d’appétence. En fonction du terrain et des situations, il peut m’être utiliser d’avoir recours à des entretiens et des enregistrements plus formels, et des dispositifs plus techniques (audio, audiovisuel, etc).