Le terrain comme élément durable, souvent plus long, que le temps d’enquête

Si comme je l’expliquais dans le précédent chapitre (lien) j’ai toujours été très impliqué dans mes terrains d’études, ce choix méthodologique nécessite certaines prérogatives. La première est celle de s’engager (et d’avoir conscience de s’engager) sur un terrain long. D’une part parce que recueillir des données qualitatives met souvent plus de temps que recueillir des données quantitatives. D’autre part, parce que si l’anthropologue agit comme une « boite noire » (je vous conseille de lire l’article de J.P Olivier de Sardan à ce propos),  les « photographies » qu’il prend du terrain ne peuvent être révélées qu’après un certains temps (comme une photographie analogique nécessite certain une phase de développement). Pour autant, il serait réducteur de penser que l’expérience vécue de l’anthropologue (ou de son terrain) se limite au temps de l’expérience passé sur le terrain. Dans cette phase de « développement » (ou dans cette phrase réflexive pour reprendre des termes plus proches à la discipline anthropologique), il doit aussi prendre en compte que lui et le terrain ne se sont pas rencontrés tel quel. D’une certaine manière, le terrain pré-existe à l’anthropologue, et le désir de recherche de l’anthropologue pré-existe au terrain. L’un ne rencontre pas l’autre par hasard, en tout cas, il ne continue pas d’échanger de manière si régulière sans un intérêt de par et d’autres. Dès lors, les frontières temporelles du terrain sont flous. Il s’agit essentiellement du temps passé avec celui-ci, mais il s’agit aussi l’avant, le chemin de l’anthropologue qui l’a amené jusqu’à son sujet d’étude (et inversement). Parfois, il arrive aussi que le chercheur rencontre son terrain d’étude avant même d’avoir décidé de lui consacrer une étude. Il arrive aussi très régulièrement qu’un chercheur continue, après sa recherche, d’avoir des liens avec des membres de son ancien terrain. Et là encore, la façon de « retourner au terrain » (non plus comme chercheur mais comme individu ayant mené une recherche) influe la recherche. Les frontières pour délimiter le terrain sont donc complexes. Elles demandent une attention particulière. Il faut avoir conscience que ces choix (qui font que des individus deviennent notre terrain d’études, puis redeviennent des individus) ne sont pas gratuits et spontanés mais correspond à une certaine logique (qu’il convient aussi d’interroger).

Faire le choix d’être dans un méthodologie propre aux sciences « sensibles » implique donc de ne pas voir le terrain comme quelque chose de carré (avec un début et une fin très clairement délimité), mais comme quelque chose de diffus. Pour autant, cela ne nous empêche pas d’en schématiser certaines phases (j’utilise ici le terme « schématiser » explicitement, car il s’agit bien de reproduire grossièrement la réalité, en la simplifiant, et donc en ne rendant pas compte de toute sa complexité) :

Les différents temps de la réflexion anthropologiques

  • La période d’observation prospective : pourrait aussi être appeler période d’initiation. Elle peut se situer en début d’enquête, mais aussi parfois, avant même que celle-ci commence véritablement. C’est la période de démarchage où l’on essaye d’entrer en contact avec le terrain, d’y pénétrer, d’y être accepté. L’anthropologue se doit (et parfois n’a de toute façon pas le choix) d’être dans une dimension d’écoute. C’est un initié qui doit apprendre peu à peu les codes du groupe (pas forcément définis formellement, pas toujours explicites mais quoi qu’il en soit bel et bien toujours présents). C’est ce moment où l’anthropologue se pose ses premières questions, développe ses premières hypothèses, crée un intérêt pour son terrain, qui donnera peut-être naissance à une enquête (si celle-ci n’est pas déjà formalisée). Bien qu’insuffisante, c’est une première phase essentielle pour l’anthropologue. C’est à partir d’elle qu’il va poursuivre et analyser son travail.
  • La période d’interactions : est le moment où l’anthropologue n’est plus seulement dans une phase d’écoute silencieuse mais aussi dans une phase d’interrogations, de questions. Il ne comprend pas tout, mais comprend un peu. De ce fait, comme un enfant, il a une certaine légitimité non pas pour s’affirmer mais pour questionner. Il peut aussi intervenir, donner son avis, mais toujours dans une seconde approche, avec l’accord de son sujet. L’anthropologue est alors plus dans une phase d’observation participante.
  • La période d’actions : est la phase où l’anthropologue est considéré comme étant un membre constituant du décor (un « appartenant au groupe ») et en même temps un individu indépendant/autonome, qui a été adopté mais qui n’est pas né dans le groupe. Il peut donc se positionner, donner son avis, prendre des responsabilités au sein du groupe. Il a une certaine légitimité pour faire des choix, non pas pour le groupe (car l’anthropologue, même accepté n’est pas forcément un membre inné du groupe), mais au moins pour lui. Il peut ainsi expérimenter, se tromper, réussir, découvrir par l’action. Non plus seulement en tant qu’observateur mais aussi en tant qu’acteur. L’anthropologue est alors plus dans une phase de participation observante et moins dans une phase d’observation participante (comme dans la période d’interaction)
  • La période d’observation réflexive : est une phase qui se passe souvent en aparté du terrain. Cela ne veut pas dire que celui-ci n’est pas présent, mais simplement qu’il est à ce moment là secondaire pour l’anthropologue, qui se doit d’être plus dans une phase remémoration, de requestionnement, de récriture de l’expérience vécue avec ce terrain. Moins empirique que les trois périodes précédentes, cette phase est aussi moins inductive, plus autocentrée, plus portée sur la question « qu’est-ce que j’ai vécu ? ». Cette étape est aussi celle du début du « retour d’enquête ». C’est celle où l’on synthétise l’expérience que l’on a vécue, toutes les données empiriques que l’on a pu collecter ou que le terrain a pu nous donner. C’est celle où l’on essaye aussi de se rendre compte de son évolution intellectuelle. C’est enfin celle où l’on se demande qu’est-ce qu’on peut raconter, qu’est-ce qui est intéressant de transmettre de toute cette expérience empirique vécue.

A la suite à ces quatre phases, le temps d’enquête se termine. L’anthropologue rédige son retour d’enquête (son mémoire, sa thèse, son article, son livre, etc.). Bien souvent, il s’isole. Le temps du terrain n’est pourtant suspendu que temporairement. Il y a le fameux « retour » que l’on doit (moralement parlant) adresser au terrain sur son travail. Celui-ci peut être un simple envoi du document rédigé, cela peut aussi prendre une forme plus collaborative, plus interactive, où l’anthropologue accorde une réelle importance aux droits de regard du terrain sur son travail. Quoiqu’il en soit, quand l’anthropologue s’est fortement impliqué dans son travail inductif, il ne peut rester neutre. Son terrain ne représente pas qu’un sujet scientifique. Il représente aussi des relations affectives (bonnes ou mauvaises) que l’anthropologue pourra amener à continuer (ou pas) et qui pourront, éventuellement, avoir une autre incidence sur ses prochaines enquêtes et son parcours à la fois scientifique mais aussi personnel.