Les bases référentielles
Des lectures à construire
Un peu comme le rapport d’infériorité que j’entrainais avec la collecte de donnée quand j’étais étudiant (lire l’article sur la collecte de donnée à ce propos), j’ai souvent eu un complexe d’infériorité quant aux bases théoriques qu’un anthropologue devait avoir. Les bibliothèques universitaires me semblaient insurmontables, et, évidemment, les autres paraissaient toujours lire plus de choses que nous. Au début de mes études, je me rappelle que parmi tous les possibles livres à lire, je m’y perdais un peu. Je lisais parfois bêtement ce qu’un professeur demandait de lire (sans autre motivation particulière). Parfois, je tentais un livre comme ça, parce qu’il s’agissait d’une « référence » que tout le monde lisait, ou parce qu’il traitait d’un sujet que je voulais étudier. Peu à peu, d’échec en échec, j’ai appris à me repérer et à chercher. Parallèlement, j’ai appris à désacraliser le fait de lire beaucoup ou peu. J’ai compris quelque chose de finalement assez évident : un chercheur n’est pas quelqu’un qui emmagasine du savoir, c’est avant tout quelqu’un qui cherche et qui construit son savoir. Dès lors, mon approche pour chercher des livres ne fut plus du tout la même. Plus que des sujets pragmatiques (ex : les étudiants étrangers), j’ai commencé à orienter mes lectures théoriques sur des notions (ex : la notion d’expérience en sciences sociales) et des auteurs (ex : John Dewey). Peu à peu, la lecture qui était quelque chose d’assez fastidieux et passif (je lisais parce qu’un professeur me l’avait demandé, ou parce qu’il s’agissait d’une référence) est devenu un processus actif, beaucoup plus pertinent (je lisais quelque chose parce que cela me permettait d’avancer, parce que l’auteur en question correspondait à mes interrogations et réflexions). Aujourd’hui, ce rapport à la lecture est évident, mais je crois qu’il est aussi révélateur. Avant mon arrivé à l’université, j’étais habitué à ce que le « savoir » vienne d’en haut, qu’il me soit inculqué. Je n’étais pas habitué au fait que le savoir puisse être aussi quelque chose qu’on aille chercher, qu’on construit, en fonction de ce qu’on est (de nos influences, de nos aspirations, etc.). En entrant à l’université, je me suis peu à peu rendu compte qu’il fallait passer par là, qu’il n’y avait plus personnes en haut pour nous « inculquer le savoir ». Certes, nos enseignants jouaient encore ce rôle, mais de manière plus ponctuelle (ils avaient aussi d’autres compétences, notamment en terme de recherche), et peu à peu (nos années d’étudiants passant) cette relation était amenée à s’horizontaliser. De la mène manière qu’il convenait de faire des choix dans la méthodologique que nous mettions en place, je comprenais que nous devions aussi amené à justifier nos choix de lecture.
Les lectures empiriques et les lectures théoriques
Mon regard s’affinant, je me suis aussi rendu compte de la différence entre ce que l’on pouvait appeler des lectures empiriques et des lectures théoriques. Les premières concernaient tout ce qui nous permettaient de nous apporter des informations sur le terrain. Il pouvait évidemment s’agir de documents écrits (des plaquettes de présentations, des récits, des discours politiques, etc.) mais aussi des photos, des documents audios, des films, etc. Il pouvait s’agir de production d’autres anthropologues (ou personnes extérieurs à la communauté étudiée), mais ils pouvaient aussi s’agir d’archives ou documents intrinsèques au groupe étudié. Dans tous les cas, il est important de remettre ses données empiriques comme des éléments à re-contextualiser. À l’inverse, les lectures théoriques peuvent, elles, être complètement dé-contextualisées du terrain. Elles sont relatives au chercheur et à ses intérêts scientifiques. Elles portent plus sur des notions, sur des sujets abstraits/théoriques. Et ce n’est que par le travail du chercheur, que ces lectures rentrent (ou pas) « en échos » avec le terrain.
Les bases référentielles
L’ensemble de ces lectures (qu’elles soient théoriques ou empiriques) servent ainsi à nourrir notre travail de recherche en alimentant nos « bases référentielles ». Pour autant, ce ne sont pas les seuls éléments qui doivent alimenter cette base. Un chercheur construit aussi son travail par le biais de ses données empiriques. Ces données doivent donc elles aussi être restituer dans les bases référentielles qui nous ont permis de construire notre recherche. Dans le cadre d’un entretien formel, par exemple, cela ne pose pas de problème (il suffit de joindre l’entretien en annexen en prenant soin de l’anonymiser si besoin). Dans le cadre de données plus sensibles, moins formelles, cela est plus complexe. L’expérience vécue ne peut pas être transmise tel qu’elle a été. Sans entrer dans les détails, il me semble néanmoins important d’expliquer synthétiquement ce qui a été fait : expliquer que l’anthropologue a vécu avec son terrain de tel date à tel date, qu’il a tenu (ou pas) un carnet de terrain, qu’il y notait des observations in vitro (ou à posteriori), qu’il a utilisé tel et tel outils, etc. Sans entrer dans l’argumentation de ces choix (qui a davantage sa place dans la partie consacrée à la méthodologie de la recherche), il me semble important d’expliciter ces outils car il s’agit là encore de bases qui construisent notre travail de recherche. Et puisque celui-ci est censé être scientifique, il faut donner aux lecteurs la possibilité de voir à la fois les apports de notre travail, mais aussi, ces limites. Et même si celles-ci ne pourront jamais être pleinement exhaustive (il y a évidemment des éléments qui nous ont influencé, parfois inconsciemment, et qu’on oubliera de citer), il me semble important de ne pas limiter ces bases référentielles aux références bibliographiques, mais plutôt de les voir comme un ensemble plus large, regroupant :
- Les outils mises en place par l’anthropologue :
– les observations de l’anthropologue (descriptifs ethnographiques, photos, films, etc.),
– les entretiens (formels et informels),
– le carnet de recherche (qu’il soit écrit in vitro ou légèrement à posteriori de l’expérience empirique)
– les autres données collectés : qu’elles soient sous forme écrite/papier, visuelle, audio, audiovisuelle, ou numérique (les mails, les notifications et les messages de réseaux sociaux, les SMS (etc.) - Les bases empiriques
– le temps passé avec le terrain
– les lectures empiriques (livres, récits, images, films, spectacles, etc.) qui proviennent, ou sont à propos, du terrain en question - Les bases théoriques
– Les lectures théoriques (articles scientifiques, thèses, ouvrages universitaires, etc.)
– Les rencontres scientifiques (cours, colloques, conférences, etc.)