Le retour d’enquête comme objet scientifique
INTRODUCTION : la naissance d’une pré-occupation
Au cours d’un processus d’enquête, il arrive toujours un moment on se pose la question de la légitimité de notre travail, et bien souvent, ce moment de doute arrive quand on doit commencer à établir un retour de notre enquête. Dans mon cas, cela est arrivé lors de la rédaction de mon mémoire de Master 1. Je me demandais si j’étais vraiment légitime pour écrire sur mon sujet d’étude. Évidemment, avec le recul, je l’étais. D’une part, parce que l’écriture n’a jamais demandé de légitimité : c’est une activité gratuite, et c’est une liberté démocratique : à partir du moment où j’éprouvais l’envie et le besoin d’écrire sur un sujet, je le pouvais. D’autre part, parce que j’écrivais pour répondre à « une commande » (pour valider un master et une recherche effectuée) et cette dernière me conférait aussi une légitimité. Pourtant, malgré tout, un doute persistait encore. À cette question de légitimité était mêlé une autre question : est-ce que mon travail est assez scientifique pour être considéré ? Je savais dores et déjà que j’avais fait le choix pour une méthodologie qui, même en Anthropologie, pouvait être contestée. La façon dont j’étais impliqué sur mon terrain, l’imprégnation que j’avais effectué, le fait d’avoir recours à des entretiens informels, le fait d’avoir pris des des notes sur son carnet qu’à posteriori de l’expérience empirique (et non in vitro) étaient autant de choix qui pouvaient être discutés. Et je savais que je n’étais pas encore prêt à cela. Non pas que je n’étais pas ouvert à la discussion et à la remise en question de mes choix. Simplement, je sentais qu’ils étaient encore de l’ordre de l’intuition empirique, que je ne les avais pas encore complètement intellectualisés (même si j’avais déjà commencé à les penser). Je devais mieux les comprendre pour mieux pouvoir les expliciter, et c’est que j’ai fait en m’interrogeant sur le concept de science.
La dichotomie science/croyance
Lors des brefs cours de philosophie que j’ai eu avant le Baccalauréat, la science a toujours été opposé à la croyance. Pourtant, je ne suis pas sûr que cette dichotomie ait vraiment lieu d’être. Pour moi, la croyance fait partie du cercle de l’intime, de la conviction personnelle, d’un élément qui est difficilement partageable avec ceux qui ne partage pas la même intuition, le même socle commun. Le scientifique peut aussi avoir des croyances. Elles peuvent agir comme moteur chez lui, mais ne sont en rien des finalités. À l’inverse, la science fait partie du collectif, non plus de la conviction personnelle, mais de l’élément qui est partageable avec quiconque. L’un repose sur un dogme auquel il faut adorer. L’autre repose sur une méthode qui peut être critiquée.
La science dite « positive »
Pour la science positiviste, la science doit discerner le réel, le vrai, de l’illusion, du faux. Pour cela, la méthode dit « scientifique » doit reposer sur 4 fondements :
– la neutralité du chercheur (qui ne doit donc pas prendre partie sur son terrain, et donc, observer sans s’engager personnellement).
– la fiabilité des résultats (que les entretiens soient fait dans un contexte neutre qui n’influe pas sur le discours de l’entretenu)
– la reproductibilité de ces résultats (que ceux-ci puissent être retrouve si l’enquête était à nouveau menée par un autre chercheur)
– la représentativité de ces résultats (qu’il soit réalisé avec un « échantillon » suffisamment grand et hétérogène pour que les résultats représentent l’ensemble de la communauté étudiée).
Pourtant, quand on prend le cas de l’anthropologie (ou d’autres sciences sociales), on se rend compte que cette méthode est difficilement réalisable. Nous ne procédons pas par échantillonnage, nos entretiens ne sont pas forcément décontextualisés dans un cadre neutre, et notre place, en tant qu’observateur, est tout sauf objective (du fait notamment de notre implication sur le terrain). L’anthropologie ne peut-elle pas prétendre au statut de science pour autant ? Je ne pense pas.
Par ailleurs, en sciences humaines, la science positive paraît impossible. Tout abord, le chercheur, en tant qu’individu sensible, a forcément une subjectivité. Il ne peut être complètement désaffecté vis-à-vis de son terrain. Ensuite, le contexte d’un entretien ne peut jamais être sans aucune incidence sur les résultats de cet entretien. Le fait d’interroger une personne chez lui, chez nous, ou dans une pièce toute blanche et complètement aseptisé va forcément influencer le cadre d’enquête. De plus, un échantillon ne peut jamais être pleinement représentatif d’une communauté donnée. Enfin, la reproductivité des résultats est toujours compromise : de par les trois éléments que j’ai énoncés précédemment (un autre chercheur aura une autre sensibilité, il sera lié différemment au même terrain, et le cadre dans lequel ses entretiens seront différents), mais aussi et surtout que les terrains en science sociale ne sont pas des objets figés mais dynamiques, qui évoluent avec le temps. La science positive apparaît alors comme un modèle, un idéal, dont le chercheur peut tenter de se rapprocher, mais avec lequel il ne peut jamais correspondre. Dès lors, il est aussi possible de penser la science autrement.
Constructivisme et relativisme
La science positive part du principe de la démonstration de la réalité. Cependant, si l’on adopte une logique plus constructiviste, si l’on adopte une philosophie plus Kantienne, la réalité n’est pas donnée, elle est aussi construite. Des lors, l’axiome de la science positive (démontrer la réalité) ne tient plus (à quoi bon démontrer quelque chose qu’on a soit même construit ?). Dès lors, la science ne peut plus se penser comme une discipline qui doit discerner le réel et le vrai, de l’illusion et du faux. Dès lors, la science n’est plus obligée de reposer sur les 4 fondements de la science positives : neutralité du chercheur, fiabilité, reproductibilité et représentativité de la recherche (qui sont au passage légèrement dogmatique). Dès lors, la science doit s’affranchir du réel, ne pas apporter la Réponse omniscientes à une question donnée mais tenter d’apporter une multitudes de réponses incomplètes, limitées, qui restent encore et toujours à évaluer, expliquer, argumenter, défendre mais aussi critiquer. Finalement, au delà même du cadre méthodologique et des choix effectués pour mener une enquête, ce qui apparait comme scientifique, c’est sa façon de la restituer. Dans mon cas, il fallait que j’affirme être dans une méthodologie laissant une forte place à l’interprétation et la construction de son terrain. Il fallait affirmer que les résultats issus de cette méthodologie était à relativiser (par le biais notamment d’un regard réflexif), mais aussi à mettre en perspective d’autres regards et d’autres recherches. En explicitant ma méthodologie, et affirmant mes résultats non pas comme « véridique » mais comme un « regard possible à mettre en perspectives avec d’autres » dès lors mon travail pouvait être critiqué. Dès lors donc, il pouvait être partagé ou réfuté par autrui, et donc, de fait, être de l’ordre de la science et non de la croyance.
L’écriture scientifique
L’écriture d’une enquête prend alors tout son sens. C’est elle qui va lui conférer ou non une dimension scientifique. Pour autant, il ne faut pas se méprendre. Écrire reste un exercice rhétorique. Et si en tant que lecteur on doit veiller à prendre du recul quant à ce qu’on lit, en tant qu’auteur, je pense que l’on doit aussi se méfier de notre propre posture d’écrivain (et de notre propre volonté, légitime, de défendre nos idées). Une recherche n’est pas un plaidoyer. Il nous faut donc rester modeste et avoir une certaine retenue dans nos propos. Il y aussi des limites franchir à ne pas franchir : assumer les faiblesses de son travail, ne pas mentir, mais au contraire prendre ces limites non pas des échecs mais au contraire comme les composantes à expliciter d’un travail qui ne peut de toutes façons jamais être pleinement parfait. Il y a un équilibre (pas forcément simple) à trouver entre l’affirmation de connaissances (qui sont pour nous importantes, car longuement réfléchies, et profondément encrées sur notre terrain) et entre l’ouverture que l’on doit avoir pour le regard d’autrui (et son désaccord). Et si cet équilibre n’est pas simple à obtenir. Il reste cependant essentiel : écrire n’est pas qu’un exercice rhétorique, c’est aussi un moyen de confronter son regard (forcément subjectif) à celui des autres. On écrit dans l’espoir d’être lu, et d’avoir des retours sur ce que l’on a écrit. Dès lors, et même si notre regard de chercheur reste quelque chose de subjectif, notre enquête n’est pas que subjective. Elle est travaillée dans le but d’être relue, intelligible aux autres. Pas simplement en vue que ces autres soient d’accord avec tout ce qui est dit, mais en vue qu’ils en comprennent au moins le contour et la logique. Et en faisant ce travail de traduction d’un regard subjectif à un regard qui peut être partagé, un travail de « objectivisation » de notre enquête est mené. Il ne s’agit pas d’un simple point de vue spontané que l’on pourrait dire sur le coin d’un bar. Il s’agit certes d’un point de vue, mais c’est un point de vue travaillé, construit, auquel on a soumis un regard réflexif, que l’on a essayé d’expliciter, de développer, et d’argumenter, etc. Et c’est en tout cela que notre travail peut-être considéré, à mon sens, comme scientifique.